M'Backé ou les traversées de la vie
Huit ans de périples d'un sans-papiers sénégalais
La mer est agitée. Sous le ciel lourd et la pluie battante, les vagues se creusent. Pas de terre en vue à l'horizon, quelle que soit la direction où porte le regard. Aucun pêcheur, aucun marin, ne souhaiterait avoir à naviguer dans ces conditions. Pourtant, une pirogue fend les lames. À son bord, on distingue un amas de corps tassés les uns contre les autres. Ils sont une centaine, peut-être plus. Une grande bâche de plastique, volant au vent, en protège quelques-uns des trombes d'eau qui s'affalent sur l'embarcation. Certains des passagers n'avaient jamais pris la mer. Les yeux paniqués, ils implorent le ciel de leur venir en aide. Ils se serrent à leurs camarades ou s'agrippent aux bancs, cherchant du réconfort dans les yeux des pilotes de la pirogue. Eux sont concentrés, fixent la proue, essayant de prendre les vagues de face. C'est à ce moment qu'apparaissent les premiers corps. Il y en a des dizaines. On les aperçoit au gré du va-et-vient des vagues, inanimés à travers l'écume ; le rouge d'une étoffe, le jaune d'un T-shirt, le vert d'une robe ou d'un pantalon, autant de taches de couleur au milieu de cette grisaille. Et parfois, la blancheur luisante d'un œil, éteint à tout jamais.
Quand il raconte sa traversée, M’Backé est calme. Comme à chacune des rares fois où il fait part de son histoire, on sent poindre une forme d'optimisme dans sa voix. Il visualise la scène en parlant. Cligne des yeux. Sourit. Dédramatise. Il n' y a rien d'exceptionnel selon lui, à avoir quitté son pays dans une pirogue, à avoir navigué pendant dix jours, entassés à 100 ou 130 personnes sur une embarcation d'une quinzaine de mètres, traversant des tempêtes, avec pour seuls vêtements un jean et un T-shirt. Il parle sans s'arrêter, s'attarde sur des détails. Il alterne entre l'espagnol et le français. Sourit encore. Ne se plaint pas. C'est l'histoire banale d'un garçon qui part sur un coup de tête, après être tombé sur un groupe de personnes se préparant au voyage sur le bord d'une plage. Tenter l'aventure, avec pour seule image en tête une Europe de carte postale, où abondent travail et argent.
Le périple vers l'Europe de M’Backé aura duré huit ans, si on estime qu'il en est aujourd'hui arrivé au bout. Huit ans de galères, de petits boulots, d'insécurité et de rencontres diverses. Huit ans, et toujours la même obstination. On le lit dans son regard, à la fois sombre et déterminé. Têtu ? Oui, certainement, mais aussi réaliste. Il avoue avec le recul que son départ était un geste inconsidéré. Si tout était à refaire, il serait plutôt resté auprès de sa famille, à Dakar.
Le quartier de son enfance est au cœur de la banlieue Nord de Dakar, Guédiawaye. Dans la rue, rarement bitumée, les gamins jouent, les adultes discutent devant leur porte ou devant les commerces. Les voitures, les bus colorés et les taxis circulent toute la journée, sur une chaussée défoncée, dans un concert de klaxons. L'agitation met tous les sens en éveil. Du marché flottent des effluves de mangue fraîche, de thiouraye (l'encens sénégalais), de diverses épices et de poissons. À certaines heures, le muezzin de la mosquée la plus proche se fait entendre.
On ressent le poids des traditions chez M'Backé, même si lui les accomode à son goût. Lorsqu'on le regarde de travers pour avoir donné un coup de main à la vaisselle ou à la lessive, ou pour avoir cuisiné avec les femmes, son visage se fend d'un sourire. Sa famille est aussi très religieuse. Il a appris le Coran très tôt, sans savoir ni lire ni écrire. À cinq ans, il fait son premier pèlerinage à Touba, à l'insu de sa mère, qui lui avait demandé de rester à la maison. Il y retournera tous les ans, comme le veut la tradition Baye Fall. À sept ans, il commence à jouer du djembé avec son oncle, en secret. Dans sa famille, on n'est pas musiciens. Du haut de ses douze ans, il donne ses premiers concerts, après de longues nuits blanches et angoissantes à répéter dans sa tête les rythmiques. Il lui a fallu être bon, par peur de subir les railleries du public devant lequel il jouait. À treize ans, on lui demande d'aller à l'école, mais il ruse et confie son cartable à ses frères pour que personne ne se rende compte de rien. Pour lui c'était clair, il serait pêcheur.
L'ayant appris, son père l'a jeté, tous les matins à l'aube, dans l'eau de l'océan tout proche, en lui criant « Tu veux toujours devenir pêcheur ? ». Histoire de vérifier sa pugnacité.
La mer, M’Backé l'a dans les veines. C'est auprès d'elle qu'il se sent bien. Il la connaît et elle lui manque souvent. En y regardant de plus près, on la voit sur sa peau, sur son visage, sur ses mains. Peut-être même jusque dans sa stature, sa façon de se tenir, toujours droit face aux éléments. Il est grand, élancé, athlétique. Ses grandes mains évoquent la force, la rugosité, et la dureté du travail en mer. Les filets et les cordages ont creusé sa paume d'une manière bien reconnaissable. Cette cicatrice sur son visage ? Souvenir d'une journée de pêche mouvementée, durant laquelle il a bien failli y rester. La pirogue s'était fracassée, mais il parvint à rejoindre le rivage à la nage, évitant de peu la noyade. La pêche, c'était son grand-père. De la façon de manier les filets à la manière de piloter la pirogue, des coins poissonneux aux récifs à éviter, c'est lui qui lui a tout appris. Ayant finalement accepté la volonté de son fils, le père de M’Backé l'envoie pêcher en Gambie, à plusieurs reprises.
C'est au retour d'un de ces voyages qu'il aperçoit un attroupement autour d'une pirogue de pêcheurs, sur une plage de Dakar. Il y a beaucoup de monde, des éclats de voix, ça s'affaire autour du bateau, des bagages passent de main en main. On l'informe sur la destination : les îles Canaries. Les passeurs demandent en général de 200 000 à 400 000 francs CFA, ce qui sert à payer la pirogue, les moteurs, l'essence ainsi qu'un GPS. Mais pour les navigateurs expérimentés, c'est gratuit. Ça tombe bien, M’Backé sait naviguer et n'a pas d'argent sur lui. Cela achève de le décider. Son petit frère est là sur la plage, à regarder toute cette agitation. M’Backé le missionne pour lui acheter de quoi tenir le temps de la traversée : du tabac et des feuilles, un sandwich ; mais surtout, il lui confie son téléphone portable, en lui disant que si au bout de quinze jours il n'appelait pas, la famille devrait être prévenue. Avant ces quinze jours par contre, motus et bouche cousue.
La traversée ne sera pas de tout repos, et c'est le moins que l'on puisse dire. M’Backé se persuade en se sachant bon navigateur. Les passeurs, eux, connaissent la route. Malgré tout, les repères ne sont plus du tout les mêmes par rapport aux mers gambiennes et sénégalaises qu'il connaît. La mort rôde partout autour de l'embarcation, et l'incertitude de revoir un jour la terre ferme est grande. Un jour de cette longue traversée pourtant, émerge du brouillard une masse à peine distincte. M’Backé est à la barre, il n'en croit pas ses yeux, l'excitation le gagne. Enfin, la terre tant attendue. Quand il repense à cette scène, il remercie ses camarades navigateurs. Car s'ils n'avaient pas eu le réflexe de barrer au dernier moment, la pirogue se serait encastrée dans une baleine. La masse sombre, que M’Backé avait pris pour un rivage accueillant, avait continué sa route, paisible, à peine dérangée par ce curieux équipage. La fatigue, le stress, l'espoir, tout cela s'était mêlé dans l'esprit de M’Backé et l'avait induit en erreur.
Encore quelques jours à avoir froid, à cuisiner et à manger tous ensemble, sur l'embarcation, à fixer l'horizon et à affronter les éléments, et puis la terre, la vraie. Une vague de soulagement parcourt le bateau. En arrivant aux Canaries de cette façon, le premier contact avec la civilisation espagnole est sa police maritime. Une vedette des gardes-côtes vient à leur rencontre pour leur proposer de monter à son bord. Les plus épuisés d'entre eux acceptent l'offre. Ils ont aussi le choix de continuer jusqu'à la plage. Après plus de dix jours de voyage, le bois peint de la pirogue sénégalaise touche enfin le sable européen. Éreinté, chancelant, M'Backé saute sur le sol. Il est sur la tranquille île de la Gomera. Le soleil réchauffe sa nuque, la mer est apaisée, il est difficile d'imaginer qu'il y a quelques heures encore, il doutait sur ses chances de survie. La Croix Rouge est là et leur propose son aide. A partir de ce moment, M’Backé se laisse guider. Deux bus l’emmènent lui et ses camarades dans un camp, pour la nuit. On lui propose de nouveaux vêtements qu’il accepte avec gratitude. La nuit sera courte, M’Backé est anxieux. Qu’est-il exactement prévu pour eux ? Que va t-il se passer demain ?
C’est à Tenerife, l’île voisine, qu’ils se retrouveront transférés le lendemain, par bateau. Le centre de rétention qui les accueille est noir de monde. 2000 personnes, peut-être plus, y sont entassées. Les conditions sont vétustes. Le personnel est en grande partie composé de surveillants, ce qui renforce la sensation d’emprisonnement. Son séjour dans le centre durera quarante jours. C’est le maximum possible, selon la loi espagnole. Au-delà, les migrants doivent être remis en liberté. Dans le cas de M’Backé, cela se traduit par un billet d’avion pour Madrid, où on lui demandera si il connaît quelqu’un susceptible de l’héberger. Il sait quoi répondre. On lui a parlé d’un foyer d’accueil, Mama Africa. Il y restera deux jours, bien qu’il ait le droit d’y rester au moins deux mois. Sa mère, qu’il a au téléphone, lui apprend qu’un ami de son oncle habite à Madrid. C’est un souffle d’espoir qui arrive dans la vie de M’Backé. Enfin, il pourra vivre décemment, dans une maison. Ses journées sont alors faites de promenades en ville, dans les parcs, de longues séances devant la télévision, de discussions. Il se familiarise peu à peu avec la langue espagnole, qu’il ne connaissait pas du tout. Au bout de 3 mois, pourtant, le travail lui manque. Lui qui n’a jamais été longtemps inactif commence à trouver le temps long. C’est à ce moment qu’on lui parle d’Almerìa.
Almerìa, c’est cette ville au sud-est de l’Espagne, où il parait que le travail ne manque pas. Almerìa, ce sont ces grandes serres, à perte de vue. Le « jardin de l’Europe ». Les tomates en hiver, les concombres et les courgettes toute l'année. Des milliers de tonnes de légumes par jour acheminées vers l'Allemagne, la France, la Suisse. Sur place, ce sont pas moins de 40 000 hectares de terres agricoles grignotées sur les collines et les montagnes, dont une partie empiète sur le parc naturel de Cabo de Gata. Des serres en plastique à perte de vue, posées sur un sol aride. L'eau, pompée dans les nappes phréatiques environnantes ou déviée des cours d'eau, alimente au goutte-à-goutte les légumes. Ce que verra M'Backé de ce paysage de désolation sera l'intérieur des serres. 9 heures par jour, il ramasse, taille, asperge de produits chimiques des tomates, des concombres, des courgettes et des haricots. Sous le plastique des bâches, l'atmosphère est presque irrespirable : la chaleur est insoutenable et l'air est saturé de l'odeur des produits. M'Backé a un masque pour se protéger, mais ce n'est pas le cas de tout le monde. Pas d'autre protection, pas de formation, pas de jours de repos, pas de contrat de travail, même si ça lui est promis. Si ça ne te plaît pas, une autre personne attend pour prendre ta place. Il ne comprend pas qu'on doive asperger de produits toxiques des denrées destinées à être mangées, mais il a besoin de ce travail, pour gagner un peu d'argent.
Après une longue journée éreintante, entrecoupée d'une pause d'une demi-heure à midi, les travailleurs rentrent à la maison. La maison, c'est quatre chambres, pour 25 personnes. On y partage les tâches, une personne est désignée chaque jour pour faire la cuisine, une autre pour le ménage. On y mange tous ensemble, tout est partagé, tout le monde doit pouvoir manger chaque jour. Il y règne un esprit de solidarité, d'autant plus que tous sont dans la même situation que M'backé. À Almerìa, la majeure partie des travailleurs sont des sans-papiers, presque tous africains. Les blancs ont des postes mieux placés, paraît-il. Des bénévoles viennent de temps en temps donner des cours d'espagnol. Il y en a des jeunes, des vieux. C'est difficile pour M'Backé, l'école n'est pas son fort, et puis il travaille trop, n'a plus beaucoup de temps disponible.
Les serres d'Almerìa auront pris deux ans de la vie de M'Backé. Un jour, un ami qui a des papiers, l'emmène à Grenade. Changement de décor.
À Grenade, M'Backé est accueilli dans une communauté sénégalaise. Ils habitent les hauteurs de la ville, dans des « Cuevas », des maisons troglodytes assez sommaires. On lui offre sa propre cueva, qu'il partagera avec son meilleur ami. Certains ici possèdent plusieurs cuevas, d'ailleurs il en aura une deuxième, plus tard. La communauté est très soudée, il y a un réel esprit de solidarité et de partage. On cuisine ensemble, au feu de bois, on mange ensemble, on regarde la TV tous ensemble, on joue de la musique ensemble, même les vêtements s'échangent. La vie privée, ainsi que la propriété privée y sont des notions vagues. La récupération et le système D sont les maîtres mots. Le choc est immense en comparaison avec Almerìa. Ici la vie est douce. Le soir, on contemple le soleil se coucher sur la ville, sans que personne ne vienne déranger la tranquillité des Cuevas. Comme M'Backé, ses compatriotes sont Baye Fall. Les semaines sont rythmées par la religion. Le mardi, tout le monde se retrouve dans le Daara, une cueva qui sert de lieu de culte, pour chanter des prières. La ferveur est grande. La grotte résonne des chants des hommes qui sont là avec M'Backé. Disséminées dans la pièce, des icônes de cheikhs, les « marabouts » de chaque croyant Baye Fall. Certains en portent autour du cou. M'Backé se sent bien dans cette ambiance, elle lui rappelle ce qu'il a vécu au Sénégal, les rites et croyances sont respectées ici, et cela lui fait du bien. Le jeudi est une journée qu'il apprécie particulièrement. Elle est consacrée aux chants et à la danse. Toute la journée, les habitants des cuevas cuisinent des plats qui seront partagés le soir, avec quelques grenadins qui montent spécialement les rejoindre à cette occasion. L'ambiance est très chaleureuse ces jours-là, l'insouciance et le bonheur d'être ensemble sont de mise. C'est en ces occasions que M'Backé oublie la traversée, la galère dans les camps de rétention et l'enfer d'Almerìa.
Malgré tout, les conditions de vie dans les cuevas ne sont pas non plus idylliques. L'hiver est très difficile, les maisons troglodytiques n'étant pas fermées par une porte, le froid est mordant. La douche aussi est une épreuve, elle se fait au tuyau d'arrosage et à l'eau froide, quelle que soit la saison. Cette vie ne fait pas non plus oublier sa condition à M'Backé. Il est toujours sans papiers, menacé à tout moment. Bien qu'il se sente entouré lorsqu'il se promène dans la rue avec ses camarades, la simple vue d'uniformes de policiers le fait blêmir. Il y a aussi le travail, qui n'est pas régulier. Bien que l'argent soit un problème tout relatif dans les cuevas, il a toujours cette sensation d'être inutile quand il est inactif. À Jaén, à moins de 100km de Grenade, il fait la saison des olives, de septembre à novembre. Jaén, ce n'est pas Almerìa, c'est sûr. Pourtant, il reste toujours un travailleur précaire. Cette fois-ci ce ne sera pas la méchanceté des employeurs qui sera en cause, mais le manque de chance. Les propriétaires agricoles n'ont qu'un nombre de contrats de travail limité à distribuer, alors le reste des travailleurs triment sans signer de contrat. C'est le cas de M'Backé. Ce sont des coups durs pour sa volonté, lui qui s'acharne tous les jours pour obtenir des papiers, qui croise des gens semblant pouvoir l'aider, mais qui finalement ne peuvent rien pour lui.
L'été est plus clément. Bien que ce soit risqué, il vend des CD sur la plage et dans les restaurants sur la côte andalouse. Il aura même l'occasion de jouer du djembé dans la rue, ce qui lui rapporte un peu d'argent. Il y a cette scène qu'il aime raconter, à Marbella. Il est dans la rue, joue toute la journée avec un ami. Les gens s'arrêtent, beaucoup tapent dans leurs mains, dansent et chantent avec eux. Des pièces tombent dans la bannette, quelques billets. Ils jouent jusqu'à l'épuisement et finissent la journée heureux. Au moment du comptage de l'argent gagné, les garçons n'en croient pas leurs yeux : 400 euros se sont accumulés devant eux toute la journée. Presque quatre fois le salaire moyen au Sénégal ! Si M'Backé aime à rappeler cette histoire, c'est qu'elle lui permet d'illustrer l'optimisme sans faille qui le caractérise. Ce même optimisme déborde d'une histoire qu'il nous raconte en riant. Pourtant, c'est une histoire qui commence mal. En 2012 et en 2013, M'Backé se fait arrêter par la police. Toujours sans papiers, il se retrouve dans un centre de rétention à Madrid. Une fois de plus, il connaît la chanson. S'il n'a pas été renvoyé au Sénégal avant 30 jours, les autorités doivent le relâcher. C'est donc un coup de poker pour savoir si tu dois rester ou être renvoyé. En effet, dès que des places sont libres dans un avion en partance pour le Sénégal, tout le monde est réuni. Le silence se fait, et ceux qui ont été sélectionné pour partir sont appelés. Cette fois-ci, M'Backé ne sera pas appelé. Mais ce qui le fait rire dans cette histoire, c'est le luxe -ce sont ses mots- du centre. Il prenait souvent des douches, car ici, elles étaient chaudes. Il jouait au foot, passait son temps avec ses amis sénégalais, avec qui il avait été arrêté. La réalité n'est sûrement pas aussi joyeuse. Tous ses amis ont été renvoyés lors de ces séjours. Lui s'en est toujours sorti, passé entre les mailles du filet.
Aujourd'hui M'Backé vit à Lyon. Il semblerait que ce soit la fin des ses galères. Il se sent bien en France, mieux qu'en Espagne, où il se voyait stagner, sans perspective d'avenir. Il était d'abord arrivé à Nantes grâce à une amie, en covoiturage. Là, il avait été hébergé dans sa famille à elle. Ils se sont tout de suite entendus. M'Backé aidait beaucoup aux tâches ménagères, à la cuisine, au jardinage, pour tenter d'effacer ce sentiment de dépendance aux autres qui l'habitait. Malgré tout, la volonté d'obtenir des papiers, de travailler, de pouvoir se débrouiller seul l'a emporté. Son moral était entaché de cette frustration. M'Backé, c'est aussi une humeur qui varie au fil des événements, un tiraillement permanent entre la volonté de pouvoir jouir de sa liberté et le manque de ne pas voir sa famille vivre au quotidien. Le mariage de son petit frère et la naissance des deux enfants de celui-ci, le décès de sa grand-mère, qui l'a réclamé, étendue sur son lit de mort, la peur de rentrer trop tard au Sénégal pour pouvoir profiter de ses parents encore vivants, autant de pensées qui le privent d'un bonheur sans tâche. Et toujours cette histoire de papiers. Il fallait donc reprendre la route.
De Nantes, il se rendra d'abord à Lyon, chez une autre amie, une française rencontrée à Grenade. Un passage difficile, sur lequel il ne s'étend pas. Il ira ensuite à Madrid, puis aussitôt à Almerìa, pour reprendre la mer et rentrer au Sénégal. Mais il semble que ça ne soit pas si facile de quitter l'Europe une fois qu'on y est entré. Au moment de se lancer à nouveau dans une traversée, huit ans après, presque jour pour jour, la police lui tombe dessus. Retour en centre de rétention, qu'il commence à bien connaître. On lui remet un avis d'expulsion, et cette fois, on lui attribue une avocate. M'Backé se voit alors expliquer qu'on ne peut le renvoyer au Sénégal sans avis d'expulsion, qu'il lui faut des papiers espagnols pour bénéficier de ce droit. L'incompréhension est énorme. Aux policiers présents, il demande qu'ils le ramènent chez lui, à Dakar. Eux lui répondront qu'il a choisi de venir ici, qu'il doit maintenant assumer son choix. Ne pouvant plus rester en Espagne, M'Backé reprend sa quête, après deux semaines dans le centre, à Almerìa. Arrivé en Allemagne, il se heurtera violemment à la police locale, qui lui remet un nouvel avis d'expulsion. À Marseille, on lui permettra de poser ses valises (façon de parler, M'Backé voyage avec quelques vêtements seulement). Des amis de son réseau européen, dont on se rend compte qu'il est très étendu, l'y hébergent. Il travaillera quelques temps dans un restaurant, comme commis de cuisine. Mais le reste du temps, il reste enfermé dans l'appartement.
Le salut viendra d'un coup de téléphone de sa mère, qui lui donne l'adresse d'un cousin à Lyon. Ses parents, ils les a souvent au téléphone. C'est ce qui lui permet de continuer à suivre la vie dakaroise. C'est aussi comme cela qu'il se rendra compte que les rumeurs sur son compte vont bon train dans l'entourage de sa famille. Il apprend ainsi qu'il est considéré comme un nanti, qui gagne beaucoup d'argent en Europe sans en faire profiter sa famille.
Le cousin de Lyon joue de la musique et donne des cours de danse Sabar, très populaire au Sénégal. L'occasion est trop belle de rejouer du djembé. D'abord réticent, par manque de confiance, par peur de s'engager auprès de quelqu'un qu'il ne connaît que trop peu, il finira par l'accompagner pour jouer pendant les cours. Quatre heures dans la semaine, M'Backé se sent retourner à Dakar, les pulsations si familières sous les doigts. Un jour, dans la petite salle où se rassemblent les danseurs et les musiciens, il tombe nez à nez avec une amie rencontrée en Espagne. Ils s'entendent bien, se sentent proches l'un de l'autre. Très vite, l'idée de partager leur vie ensemble va germer. Logiquement, sans se poser de questions, un projet de mariage naîtra de cette rencontre. À l'origine l'intention est purement pragmatique, c'est un moyen d'obtenir les papiers tant rêvés, plus efficace que le contrat que lui propose le cousin pour quatre heures de musique par semaine. Et puis, au fil du temps, se dessine l'espoir d'un achèvement. Il a désormais un toit et retrouve une famille, complétée par la fille de son amie.
Aujourd'hui, en les regardant, M'Backé peut se dire qu'il est enfin arrivé au terme de son voyage. Les yeux vers l'horizon, il n'attend plus que le moment où, carte d'identité française en poche, il pourra revenir saluer ses parents et retrouver enfin le calme et la liberté de l'océan.
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